Entretien avec Garry Kasparov

« Les échecs invitent aux combats »

A partir de ce dimanche, Garry Kasparov, l’incontestable numéro 1 mondial des échecs, remet son titre de champion du monde en jeu face à son officiel prétendant, le jeune Indien Viswanathan Anand. La rencontre se déroulera sur vingt parties au sommet du World Trade Center de New York. Un bon prétexte pour mieux faire connaissance avec cet authentique sportif, plein de caractère et d’idées, qui n’hésite jamais à se singulariser.

 

A ceux qui prétendent que les échecs ne sont pas un sport, que répondez-vous ?
Qu’ils commettent une énorme erreur. Qu’est-ce qui importe ? Le muscle ou la compétition ? La compétition, bien sûr ! Deux intelligences qui s’affrontent, avec tout ce que cela implique de stress, de concentration et de surenchère, qu’est-ce que c’est, si ce n’est du sport ? Les échecs invitent aux combats et prédisposent aux collisions frontales. Je connais beaucoup de sports – j’en pratique moi-même pas mal – qui sont beaucoup moins dangereux pour l’équilibre mental que les échecs. Qui sont, je dirais, presque confortables. Aux échecs, la tension est terrible. Les joueurs sont sans cesse au pied du mur. Ils sont tellement concentrés, tellement à cran, qu’ils en oublient presque de respirer. Mémoriser, contrer, attaquer, anticiper : parfois le challenge est à ce point absorbant qu’il devient intenable. A l’occasion de chaque grand Championnat, je perds trois ou quatre kilos. Le soir, je suis cuit, vidé.

Pourquoi le doute subsiste-t-il ?
C’est une question de culture. En Russie et dans beaucoup d’autres pays, les échecs ont toujours été traités au même niveau que les autres sports. Moi-même, j’ai été élu deux fois meilleur « sportif » de l’année, toutes spécialités confondues. Aux Spartakiades, les échecs sont inscrits au programme entre le tournoi de boxe et les compétitions de gymnastique. Les aides et les subventions sont les mêmes pour tous…

A l’issue de votre autobiographie, publiée en 1981 (1), vous vous imaginiez gravissant des sommets toujours plus élevés, sans songer une seconde qu’une défaite puisse intervenir. Quelle conclusion apporteriez-vous aujourd’hui ?
Honnêtement, j’estime que je suis toujours très haut placé. C’est vrai, j’ai connu quelques baisses de régime ces dernières années, pour ne pas parler de chutes, mais, vous savez, le but que je poursuis est toujours le même : c’est celui qui, effectivement, mène jusqu’aux plus hauts sommets.

A quoi attribuez-vous vos contre-performances ces quatorze derniers mois ? Vos défaites face à Kramnik ou Lautier en particulier ? A un manque de concentration ?
Pas seulement. Il y a déjà plusieurs années, j’ai ressenti une sorte de trop-plein : trop de tensions et de sollicitations. Tous les sportifs de haut niveau ont connu ou connaissent cela à un moment donné de leur carrière. Du coup, j’ai négligé l’entraînement et compté abusivement sur mon talent. J’ai continué à gagner, mais ce n’était pas l’idéal. Ensuite, j’ai entamé toutes ces bagarres avec la Fédération internationale, toutes ces polémiques, tous ces bras de fer. J’ai sauvé l’essentiel, mais chaque victoire me coûtait davantage. Enfin, en 1993-1994, ma vie personnelle a été totalement bousculée j’ai quitté Bakou, je me suis séparé de ma femme et j’ai divorcé. Des malheurs qui ne permettent guère d’aborder une compétition dans le meilleur état d’esprit possible. Mais aujourd’hui, tout cela est oublié. J’ai remis de l’ordre dans ma vie, le conflit avec la Fédération s’est apaisé et je peux de nouveau bien me concentrer.

S’ils reconnaissent que le niveau moyen des échecs s’est amélioré certains spécialistes suggèrent que si Fischer ou Capablanca étaient encore en activité, ils domineraient le jeu…
C’est un non-sens. Si le Fischer de 1972 était à nouveau parmi nous, il serait non seulement battu par le vainqueur du prochain Championnat du monde, mais aussi, et au minimum, par son challenger. Les échecs actuels se disputent sur une toute autre planète. Le niveau de connaissances des plus grands champions n’a vraiment rien à voir avec celui des anciens maîtres…

Certains affirment aussi que le jeu est devenu beaucoup plus agressif depuis quelques années…
Le jeu est peut-être plus dynamique, mais pas forcément plus agressif. Cela dépend vraiment du style des uns et des autres. Personnellement, j’aime bien le jeu d’attaque, mais je crois que j’appartiens encore à une minorité. S’il y a un changement dans le rythme du jeu, il est encore relatif.

En septembre dernier, vous avez perdu contre un ordinateur (2). Dans quelle mesure ce revers vous a-t-il affecté ?
Je déteste perdre. Et j’ai d’autant moins accepté cette défaite qu’elle fut stupide…

Vous étiez dans un mauvais jour ?
Plus que cela. J’ai perdu si nettement que je considère cette contre-performance comme un non-sens. Le fait est qu’en 1994 je n’étais pas au mieux, et pourtant, cette défaite, je ne l’admets pas. Un mal pour un bien : elle a agi sur moi comme un avertissement. La preuve : j’ai pris ma revanche en mai à Cologne contre une nouvelle version de cet ordinateur dont la vitesse du logiciel avait été augmentée de 33 p. 100. Les machines ont peut-être fait des progrès, mais les champions de haut niveau demeurent beaucoup plus compétitifs.

Vous avez tout de même un peu changé d’avis. Il y a dix ans, vous souteniez qu’aucun ordinateur ne pourrait jamais battre un champion du monde…
Il n’y a aucun doute là-dessus. Un ordinateur peut gagner une partie ou deux, il ne gagnera jamais un match sur une ou plusieurs semaines…

Dans quels domaines les ordinateurs ont-ils fait des progrès ?
Uniquement en calcul et en mémorisation. Les machines les plus perfectionnées ont assimilé toute l’histoire du jeu. Elles sont donc capables de profiter de milliers et de milliers d’expériences – et des meilleures – et, grâce à ça, de choisir une position gagnante qui, éventuellement, peut se révéler intéressante. Aujourd’hui, un ordinateur peut définir de bonnes priorités. Sachant cela, il faut mettre au point une tactique simplement décalée par rapport au combat qui est en train de s’élaborer. Pour les joueurs professionnels, il existe toujours un champ de manoeuvres où l’ordinateur est incapable de s’aventurer parce qu’il est doué de logique mais dépourvu d’invention.

Avant un grand Championnat, on vous a souvent surpris multipliant les déclarations tapageuses comme un boxeur avant un combat d’importance. C’est le meilleur moyen pour vous de vous motiver ?
Il ne faut pas que ces joutes verbales prennent trop d’importance, mais elles font partie du jeu. Cela dit, j’ai le sentiment qu’elles sont plus le fait de mes adversaires que de moi-même. J’aime la réplique, je me laisse peut-être parfois aller à une certaine surenchère, mais dans l’absolu c’est rarement moi qui allume le feu. De toute façon, cela dépend du type de joueur que je rencontre. A la veille de ce Championnat du monde, je n’ai vraiment aucune raison de m’en prendre à Viswanathan Anand. Nous ne sommes pas amis, mais nous entretenons de très bonnes relations.

A Londres, en 1993, vous n’avez pas ménagé Nigel Short…
C’était très différent. D’emblée, j’ai pronostiqué que le match serait short (court en anglais) et, en l’espace de quelques secondes, les médias me sont tombés dessus. Nigel est anglais, le Championnat du monde se déroulait en Angleterre, je n’ai donc pas été épargné.

Quelqu’un qui ne vous connaîtrait pas et ignorerait tout des échecs vous assimilerait volontiers au McEnroe que l’on a connu il y a quelques années sur les courts. Cela vous choque ?
Ce n’est pas comparable. Je parle, je polémique, mais je ne m’énerve jamais. Mon comportement est toujours irréprochable. C’est vrai, il y a quelques années, j’ai été très agressif envers les dirigeants soviétiques ou la Fédération internationale, mais c’était vraiment une question de survie. Tous ces gens-là, ne l’oublions pas, voulaient m’éliminer, me faire disparaître. Ils ont truqué les règlements, influé sur le cours des événements, multiplié les pièges pour que je ne devienne pas champion du monde. J’ai dû hurler, prendre l’opinion à témoin, défendre ma peau…

On a beaucoup pardonné à McEnroe parce qu’en échange de ses frasques il proposait un tennis parfaitement génial…
Je ne sais pas dans quelle mesure ses reparties ont servi la cause du tennis. Si elles ont permis de mieux promouvoir le jeu et de gagner un public plus nombreux, je veux bien me sentir quelques liens de parenté avec lui. Moi aussi, je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sortir mon sport du conformisme et l’attirer chaque jour un peu plus sous les feux de la rampe.

Haïr son adversaire est une nécessité ?
Non. Encore une fois, mes relations sont très différentes suivant mes adversaires. Il n’y a pas de règle.

Anatoly Karpov (champion du monde entre 1972 et 1975) était votre ennemi juré…
Karpov, c’était différent. Il représentait tout ce contre quoi je luttais : l’abus du pouvoir, la corruption, l’intrigue, le mensonge. Vous ne pouvez pas me faire le reproche de m’être comporté durement avec lui.

De nombreux sportifs de haut niveau estiment que haïr son adversaire est une condition indispensable du succès. Vous n’êtes donc pas de cet avis ?
Certains joueurs d’échecs partagent ce point de vue, mais pas moi. Certes, pendant le déroulement d’une partie, je peux nourrir des pensées inavouables : souhaiter que tous les malheurs du monde s’abattent sur mon vis-à-vis ou le considérer comme le pire être humain que la terre ait jamais porté, mais ce sont des moments très fugitifs.

Certaines personnes pensent que vous êtes arrogant…
Je pense être au contraire quelqu’un de très sincère. Je sais que, de nos jours, la franchise est parfois assimilée à l’arrogance. Les gens ont de plus en plus tendance à se replier sur eux-mêmes, à s’exprimer à travers un modèle préalablement convenu. C’est le triomphe du politically correct. Moi, je dis toujours ce que je pense, sans avoir peur de choquer ou de déranger. Parfois même de façon assez agressive, je le reconnais…

César est votre personnage historique préféré. C’est pourtant une figure très controversée…
César a beaucoup plus de qualités que l’on imagine. C’était un grand soldat, un chef incomparable, un parfait stratège. Il a réalisé des choses uniques et novatrices. Dans le domaine des armes bien sûr, mais aussi dans celui de la politique. Il a bouleversé les structures de l’Empire. Pendant cinq cents ans, les Romains ont vécu dans l’idée que la monarchie était un non-sens et que seule la république pouvait sauver le monde. César a changé tout cela en dépit de la logique. J’aime ce type de situation, ces hommes qui avancent à contre-courant, qui, du jour au lendemain, choisissent de se colleter avec les plus anciennes convictions du monde. Comme Martin Luther Ring par exemple. Tous les Américains, au début des années 60, étaient persuadés qu’un minimum de réformes était nécessaire. Mais venir sur le devant de la scène, frapper du poing et créer une dynamique qui bouscule tout sur son passage : ça c’est quelque chose que j’apprécie par-dessus tout.

A votre niveau, vous ambitionnez la même chose ?
Dans une certaine mesure. Mais l’objet de mon combat est tout de même beaucoup plus futile.

Cela n’empêche pas la conviction.
Ni l’énergie que l’on doit déployer ! Mon combat dure depuis dix ans. Et je constate un semblant d’amélioration depuis quelques mois seulement. Pour faire admettre que le professionnalisme est indispensable à la survie des échecs, j’ai soulevé des montagnes dont on n’a pas idée. C’est pourtant l’évidence. Aujourd’hui, sans sponsors, sans télévision, quelque événement que ce soit n’a aucune chance de vivre au plus haut niveau. On peut toujours organiser des Championnats de village, mais si on aspire à attirer l’attention du monde entier, le professionnalisme est indispensable. Or, ce combat, ces deux guerres successives contre la Fédération internationale, je l’ai mené seul. Le président Campomanes pensait que son troupeau d’éléphants, ses millions de licenciés suffiraient à garantir ses intérêts. Sa stratégie était simple : attendre et voir (wait and see). Malgré les intimidations, je n’ai pas cédé. J’ai préféré être exclu, déchu de mon titre plutôt que de rentrer dans le rang.

Quels principaux reproches faisiez-vous à Florencio Campomanes ?
D’être une momie. De refuser d’évoluer avec son temps. Les échecs au plus haut niveau ne peuvent se contenter de subventions gouvernementales ou de recettes fédérales. Comme tous les autres sports, ils réclament des moyens beaucoup plus importants.

Est-ce vous ou Nigel Short qui a eu l’idée de créer une fédération parallèle (3) ?
C’est Short qui m’a appelé et nous avons pris la décision ensemble. Il comprenait l’urgence de la situation, mais n’avait aucune idée de la marche à suivre et surtout des conséquences que notre geste allait provoquer. Cela dit, je ne sais pas si l’organisation d’un Championnat parallèle a été la meilleure chose qui soit. L’idée de réforme était dans l’air. On sentait qu’elle était inévitable. Que l’arrivée des annonceurs, des droits de télévision, que le partage équitable des bénéfices arriveraient très vite. Peut-être aurions-nous dû attendre encore un peu… C’était vraiment un pari risqué. Le Championnat de Londres échouait et nous étions morts, c’est aussi simple que cela !

Vous avez des regrets ?
Un moment je me suis vraiment senti un peu seul. J’ai compté mes amis, mais nous avons survécu, nous avons prouvé que nous avions raison. C’est l’essentiel.

Vous pensez que ce match contre Short a servi la cause des échecs ?
En Angleterre sûrement. La couverture média a été extraordinaire. Toutes les parties étaient retransmises en direct sur Channel 4. Les journaux, le Times bien sûr, qui était notre principal sponsor, consacraient des pages entières à l’événement. Pendant quinze jours, tout le pays s’est mis à jouer aux échecs c’était vraiment formidable. Mais à l’inverse, la couverture n’était pas bonne dans les autres pays. Pour avoir un impact maximal, il est nécessaire de mettre les moyens. Il faudrait imaginer une nouvelle organisation et lancer un véritable circuit, comme en tennis ou en Formule 1. Quatre villes jouent déjà le jeu : Moscou, Paris, New York, Londres. Tout le monde sait que nous y revenons chaque année. Le rendez-vous de novembre à Paris, le tournoi Intel est devenu un must. Jusqu’à maintenant la Fédération internationale ne s’est préoccupée que de ses licenciés, certes nombreux, mais elle néglige totalement la grande masse des pratiquants. Le nombre de joueurs d’échecs anonymes est énorme de par le monde. En France, il y a 30 000 licenciés, mais il y a au moins 6 millions de gens qui jouent plus ou moins régulièrement. En Allemagne, il y a 110 000 licenciés, mais aussi 15 millions d’amateurs…

L’avenir des échecs passe par la télévision ?
Pas seulement. Il faut une bonne combinaison entre une couverture TV et de bons services informatiques. Il y a encore quelques années, le fana d’échecs était obligé d’attendre des mois avant de consulter le livre rendant compte d’un Championnat. Aujourd’hui, du grand maître au simple débutant, tout le monde peut suivre en direct les parties les plus intéressantes, réfléchir en même temps que les meilleurs champions, imaginer quelle va être sa parade… Vous vous imaginez en train de jouer au tennis contre Sampras ? Ou au football contre Stoïchkov ? Je ne dis pas que ca ne se fera pas un jour grâce à l’électronique ou au virtuel, mais en attendant les échecs ont pris les devants…

Le spectacle, c’est la panacée ?
Le spectacle et l’émulation. Il faut changer l’image des échecs et cesser de les considérer comme quelque chose d’exceptionnel ou d’intellectuel. Jusqu’ici, les fédérations se sont reposées sur leurs lauriers. Et ont préconisé des actions extrêmement limitées.

Vous-même avez suggéré de porter un chapeau en papier Si cela pouvait attirer un peu plus l’attention du public…
J’espère ne devoir jamais recourir à ce type d’argument, mais pourquoi pas ? Tout ce qui, dans le domaine légal, peut être utilisé, doit être utilisé. Vous n’imaginez pas les pesanteurs qui existent encore. Nous nous battons par exemple pour que les joueurs revêtent un costume impeccable lors des grands matches. Les joueurs sont placés sur une tribune, le monde entier les regarde j’estime qu’une touche de bon goût ajoute à l’ensemble. Cela paraît évident et pourtant le message ne passe pas…

Pour rendre les matches plus vivants, certains prônent de limiter encore le temps des parties. Vous pensez que c’est une bonne idée ?
Il faut trouver un équilibre. Ne pas mettre en péril le temps de réflexion et favoriser en plus l’intensité de l’affrontement.

Disputer le Championnat du monde sur le toit du World Trade Center de New York va dans le sens de votre combat ?
A l’origine, le Championnat du monde devait se dérouler en Allemagne, mais nous n’avons pas trouvé l’équilibre financier satisfaisant. A New York, nous serons forcément mieux exposés. Et ce n’est pas qu’une image : nous allons jouer sur le toit du monde, en plein coeur de Wall Street, le plus grand quartier d’affaires de la planète. Il est difficile d’imaginer un cadre plus prestigieux. Je crois sincèrement que ce match peut être un tournant majeur dans l’histoire des échecs.

Vous semblez tellement préoccupé par l’organisation et l’avenir de votre sport que l’on a un peu de mal à imaginer que vous êtes dans les meilleures dispositions possible…
J’arrive à sérier les problèmes. Il n’y a pas si longtemps, je passais des heures au téléphone. Le moindre détail d’intendance supposait une dépense d’énergie incroyable. Ce n’est pas devenu la routine, mais c’est beaucoup plus simple aujourd’hui.

Vous avez suivi une préparation spéciale pour ce Championnat ?
Je me suis entraîné durant deux mois de façon intensive. Cinq à six heures d’échecs par jour, avec différents sparring-partners, l’étude de centaines et de centaines de parties, beaucoup de travail sur ordinateur, mais aussi des footings, du tennis, du football pour me maintenir en parfaite condition physique. Si j’avais pu profiter de deux mois supplémentaires en appliquant le même régime, cela aurait évidemment été encore mieux…

Comme d’habitude, vous avez fait retenir la chambre n° 13 dans l’hôtel où vous êtes descendu ?
Cela m’est arrivé de demander le numéro 13, mais cela n’est jamais devenu une obligation. (Il hésite.) Je crois que ce n’est pas très bien d’être superstitieux.

L’êtes-vous ?
Disons que j’aime bien les coïncidences, mais je m’interdis de forcer les circonstances ou de modifier mes plans pour participer à ce type de hasards plus ou moins programmés.

On a du mal à imaginer qu’un grand joueur d’échecs navigue dans le monde de l’irrationnel…
Détrompez-vous, les échecs se nourrissent aussi d’éléments incontrôlables qu’il faut essayer d’apprivoiser. Il existe des règles préalables que l’on peut maîtriser grâce au travail, à la mémoire ou à l’entraînement, mais il y a aussi une part d’intuition qu’il est totalement impossible de maîtriser.

Il y a deux ans, Bobby Fischer est revenu sur le devant de la scène un court instant (4). Ce come-back vous a intéressé ?
Il m’a consterné. Quoi de plus triste que de voir une formidable légende se rabaissant à disputer ce genre d’exhibition ? Fischer aurait dû se rendre compte qu’il courait à la catastrophe. Il n’aurait jamais dû rejouer en public. D’un point de vue purement sportif ce match fut en plus un pur désastre.

Ses déclarations pro-serbes n’ont rien arrangé…
Je ne veux pas parler de cela : c’était déplacé et grotesque. Je pense que Fischer n’a plus toute sa tête, je ne vois pas d’autre explication… Cette histoire fût une terrible contre-publicité pour les échecs. Pensez à tous les joueurs qui ont suivi ces parties et qui se sont dit : « c’est ça Fischer ? ».

Avez-vous jamais rêvé de jouer contre lui ?
Non. J’avais neuf ans lorsque Fischer est devenu champion du monde. Pour moi, il appartient à une autre génération.

L’avez-vous déjà rencontré ?
Non, jamais. Et je doute que je fasse un jour sa connaissance.

Lorsque vous êtes devenu champion du monde, vous auriez pu, comme lui, vous retirer. Vous avez au contraire choisi de remettre très vite votre titre en jeu…
On ne m’a pas laissé le choix. Les bonzes de la fédération étaient furieux que je sois devenu le premier joueur du monde. A leurs yeux c’était une erreur grotesque, il fallait vite que je sois battu… En réalité, j’ai défendu plus souvent mon titre que n’importe quel champion dans l’histoire de ce sport. Karpov, par exemple, n’a jamais battu un champion du monde avant de le devenir lui-même. Il a obtenu sa couronne par défaut.

Vous êtes membre du club Bosnia à Sarajevo. Pourquoi ?
Il y a des endroits dans le monde où l’on doit être présent, si on estime que son savoir-faire ou sa réputation peuvent un tant soit peu soulager les malheurs de ceux qui y habitent. Les Yougoslaves adorent les échecs, j’y joue, plutôt bien, je me sens donc une dette envers eux. C’est aussi simple que cela. Ce que je fais n’améliore en aucune manière les conditions de vie des habitants de Sarajevo, mais cela permet à leur club de remporter le Championnat d’Europe par exemple. C’est un tout petit rayon de soleil au milieu de la tempête. Je participe aussi à quelques matches de bienfaisance à l’étranger qui rapportent un peu d’argent. Ce qui est important, c’est que ces gens réalisent qu’ils ne sont pas abandonnés. La situation en ex-Yougoslavie est insupportable. Toutes ces discussions politiques sans fin et cette population qui se meurt c’est intolérable. Tout le monde connaît l’agresseur et rien ne se passe. A mon petit niveau, je crie et je tends la main, c’est tout ce que je peux faire.

La Yougoslavie c’est un peu votre deuxième patrie puisque vous avez décidé d’y habiter…
J’ai en effet acheté un terrain en Croatie et j’ai choisi de m’y installer. Mais j’ai des amis partout en ex-Yougoslavie. A Vukovar mais aussi à Dubrovnik ou à Split.

Lorsque Mikhaïl Gorbatchev est arrivé au pouvoir en URSS, vous avez applaudi des deux mains. Il semble qu’aujourd’hui la politique vous intéresse beaucoup moins…
Absolument. En 1989, nous étions à l’aube d’un formidable bouleversement. Le peuple était à la fois soulagé et déboussolé. Je me sentais une vraie responsabilité : il fallait que je prenne parti. Depuis 1993, les données ont totalement changé. Il est à nouveau question de lutte pour le pouvoir, d’intrigue, etc. Et ce type de combat m’intéresse beaucoup moins.

Vous avez pourtant clairement soutenu la prise du pouvoir par Boris Eltsine qui déclare à tout bout de champ être votre ami. Vous sentez-vous toujours aussi proche de lui ?
(Il hésite très longtemps) Je peux difficilement dire que je suis « contre » lui. Qu’on le veuille ou non, Eltsine garantit aujourd’hui une certaine stabilité, mais après ce qui s’est passé en Tchétchénie, et après ce qui s’y passe encore, je peux aussi très difficilement dire que je suis « avec » lui. Les erreurs commises là-bas sont absolument criminelles.

Vous retournez de temps en temps à Bakou ?
Non, jamais, Pour moi c’est une ville morte où je suis interdit de séjour. Mais même si les autorités m’accordaient à nouveau un visa, je n’irais pas. Ce serait trahir le peuple arménien dont je partage les idées et le combat.

Au début de la perestroïkia, de nombreux juifs russes ont choisi d’émigrer en Israël. N’avez-vous jamais envisagé de suivre vous-même le mouvement ?
C’est une réaction normale pour des gens qui n’avaient rien, qui espéraient mieux et qui, de fait, ont obtenu davantage la plupart du temps. Personnellement, je ne me suis à aucun moment senti concerné par cela.

Avez-vous été victime d’antisémitisme lorsque vous étiez jeune ?
En URSS, l’antisémitisme existait davantage au niveau officiel que dans la vie de tous les jours. Au plus bas niveau, spécialement dans les grandes villes, les juifs n’ont pas vraiment souffert d’antisémitisme ces dernières années. En revanche, et même si le régime communiste n’existe plus, même si les plus hauts fonctionnaires ont changé de visage, l’antisémitisme existe encore dans les hautes sphères de l’administration.

Vous intéressez-vous toujours à l’actualité sportive ?
Absolument. Et spécialement au football.

Jusqu’à regarder des matches à la télévision ?
Bien sûr. J’ai même assisté à quelques rencontres aux Etats-Unis pendant la dernière Coupe du monde. Mais je dois avouer que j’ai été un peu déçu par le niveau du jeu, surtout en finale. Comment peut-on revendiquer un titre de champion du monde sans marquer un seul but ? Pas le moindre but en trois heures de jeu Si on ajoute la finale et une bonne partie de la demi-finale ! Je trouve ça vraiment très triste. Dans l’ensemble, je suis d’ailleurs un peu fâché avec le football. Je suis nostalgique du Brésil de Pelé, de l’Ajax de Cruyff ou du fameux match entre la France et l’Allemagne à Séville.

Comme beaucoup d’autres joueurs d’échecs vous jouez aussi au tennis…
Moins qu’avant. Mais c’est un sport très intéressant, où la stratégie et la psychologie jouent un grand rôle.

Quel genre de tennis jouez-vous ? Au fond du court ou…
(Il coupe) Au filet bien sûr, quelle question !

Au début de votre livre quelqu’un vous dit, juste après votre titre de champion du monde, que le meilleur jour de votre vie est passé. Avez-vous toujours ce sentiment ?
Dans une certaine mesure, la vieille dame qui m’a dit cela avait raison. Même si je suis persuadé que j’ai encore beaucoup de choses à prouver et beaucoup de bonheurs à vivre, je ne suis pas sûr de retrouver la fraîcheur de ce moment unique.

Est-ce que dans dix ans le meilleur joueur du monde s’appellera toujours Garry Kasparov ?
Sûrement pas. J’aurai trouvé mon maître. Je ne suis pas invulnérable, je ne me suis surtout jamais persuadé que je l’étais.

Quand avez-vous relu le Petit Prince pour la dernière fois ?
Il y a un an ou deux mais, c’est vrai, c’est un livre que j’ai bien dû lire une bonne vingtaine de fois. Comme tout Saint-Exupéry d’ailleurs. C’est un auteur que j’aime beaucoup et que je place très haut, même s’il n’est pas aussi puissant que Dostoïevski ou Boulgakov.

Qu’est-ce qui vous plaît chez lui ?
Son sens de l’action, son goût du risque et les paris un peu fous qu’il se fixe, alors qu’il n’a pas spécialement les moyens de le faire. Comme lui, je me sens fort, j’aime les situations extrêmes et je suis sentimental. Ceci explique sûrement cela.

 

(1) Et le fou devint roi, Ed. J’ai lu.
(2) A Londres contre Chess Genius II.
(3) L ‘Association professionnelle d’échecs (PCA) organisa un contre-Championnat du monde en septembre 1993 entre Kasparov et Short concurrent du Championnat officiel qui opposait à la même date, à Amsterdam, Jan Timman à Anatoly Karpov.
(4) Organisé à Sveti-Stefan en septembre 1992 par un riche homme d’affaires serbe, son match contre Boris Spassky fut abusivement assimilé à une revanche du fameux match de 1972 disputé à Reykjavik (12,5 à 8,5 pour Fischer).

 

C.V.

Garry Kasparov
Né à Bakou (Azerbaïdjan) le 13-4-1963.
Champion du monde en 1985 face à Anatoly Karpov.
Invaincu à ce niveau de compétition depuis.
A défendu son titre contre Karpov en 1987 et 1990, et contre l’anglais Nigel Short en 1993.
A battu le record mythique de Bobby Fischer et dépassé les 2 800 elo (classement international des joueurs d’échecs).

 


Benoit Heimermann
L’Equipe Magazine / N°704 / 9 septembre 1995

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